Est-ce qu’on a vraiment envie de s’habiller comme des laitières ? (Non)

La robe de laitière envahit Instagram et TikTok, portée par les tradwives, ces influenceuses qui glamourisent l’image de l’épouse soumise et dévouée. Derrière cette esthétique bucolique et léchée, une réalité plus inquiétante : la réhabilitation d’une féminité ultra-traditionnelle, en phase avec la montée des discours conservateurs. Simple tendance mode ou symptôme d’un recul idéologique ?

Écrit par Juliette Gour le

Décidément, l'esthétique de la laitière – aka la bonne femme d'intérieur – n'a jamais été aussi présente. Sur TikTok comme sur Instagram, pas un jour ne passe sans que le contenu Tradwives glamourise cette idée de l'épouse dévouée à son mari, joyeuse de cuisiner avec un foulard sur la tête. Elles s'appellent Nara Smith, Ballerinafarm ou Estee Williams et sont les nouvelles coqueluches d'Instagram. Leur contenu, ultra léché, prend parfois des faux airs de tableaux de Vermeer, mettant en avant une idée, un poil dérangeante, de l'épouse idéale.

La popularisation de ces contenus semble avoir une influence sur la mode : de plus en plus de marques proposent des "milkmaid dress", comprenez "robe de laitière". Le problème, c'est que cette tendance est grandement corrélée à la montée des mouvements traditionalistes et, sous couvert de mode, certains souhaitent enfermer les femmes dans une image idéalisée de l'épouse dévouée, qui n'est à sa place que dans sa cuisine. Pour la modernité, on repassera.

Pourquoi la tradwife adore la robe de laitière ?

Sous couvert d'un contenu simplement contemplatif, les vidéos de tradwives répondent à une esthétique bien codifiée : les enfants qui courent, la cuisine immaculée, une beauté maîtrisée... L'objectif est de faire ressentir de la culpabilité aux autres femmes tout en jouant sur des codes bien connus.

Pourquoi la laitière ? Parce qu'elle représente une certaine idée de l'harmonie divine : c'est l'image de la mère nourricière, modèle de vertu et évidemment pieuse. Pour certains, la laitière fait office de vanité dans l'univers de la peinture (soit une représentation allégorique), c'est pour cette raison que l'utilisation de ce symbole par les tradwives est d'autant plus percutante.

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La Laitière - Vermeer

Se grimer en laitière pour créer du contenu "inspirant", c'est aussi faire passer des messages subliminaux à l'audience et c'est là que ça devient dangereux. Car sous couvert d'inspiration, ces femmes remettent au goût du jour un modèle du féminin que l'on n'imaginait plus d'actualité en Occident.

Le problème, c’est que ces contenus ne restent pas confinés à un univers esthétique inoffensif. Ils influencent la perception que les jeunes générations ont des rôles de genre, en remettant au goût du jour une image idéalisée de la femme entièrement dévouée à son foyer.

Sur TikTok, plusieurs créatrices de contenu féministe ont documenté des témoignages de jeunes filles affirmant "avoir commencé à douter de leur indépendance financière" ou "se sentir coupables de ne pas vouloir devenir mères" après avoir consommé ces vidéos. Ce n’est pas un hasard : l’algorithme favorise les contenus qui suscitent des réactions fortes, et le modèle de la femme "douce, soumise, maternelle" est vendu comme une alternative "apaisante" à un monde où l’égalité des sexes impliquerait trop d’efforts.

L'image d'une féminité douce, en corrélation avec la montée des idées conservatrices

Ces femmes, à la fois douces et soumises, sont une réponse à la montée des extrêmes partout dans le monde. Fin 2024, une étude américaine a analysé la montée des discours anti-féministes depuis l'élection de Donald Trump, c'est sans appel : on constate une "augmentation massive des différents types de rhétorique misogyne" au pays de l'Oncle Sam. Pire, la "crise de la masculinité" américaine insuffle de plus en plus de fausses croyances chez les plus jeunes. Par exemple : "28 % des 25-34 ans estiment que « les hommes sont davantage faits pour être patrons »" (Le Monde). Plus globalement, ce masculinisme généralisé a un impact sur les luttes féministes et sur la perception des femmes dans la société. Depuis quelques années, des figures comme Andrew Tate ou Jordan Peterson ont largement contribué à diffuser l’idée que les hommes seraient en crise face à un féminisme devenu "oppressif". Ces discours trouvent une audience massive chez les jeunes hommes, notamment sur YouTube et TikTok, où les algorithmes favorisent les contenus polarisants.

À cela s’ajoute la montée des discours nationalistes prônant un retour aux "valeurs traditionnelles", où la femme est systématiquement associée à la maternité et à la soumission domestique. Le succès des tradwives s’inscrit parfaitement dans cette dynamique réactionnaire, réhabilitant une vision fantasmée de la féminité, sous couvert d’esthétique bucolique et inspirante. Plus proche de nous, le parti conservateur allemand a décidé de jouer sur l'image de la femme au-foyer parfaite et cette idée semble plaire au peuple, puisque le parti a récolté 20% des suffrages (un score historique) lors des dernières élections.

Une esthétique au service de la politique

Il serait naïf de penser que la mode est neutre. Les régimes autoritaires ont toujours utilisé l’habillement pour façonner des comportements. S’il existe un code vestimentaire en Corée du Nord, c’est parce que contrôler l’image, c’est contrôler les corps. Et si, pendant des siècles, les femmes ont été corsetées, ce n’était pas uniquement par coquetterie, mais bien parce que leur place était assignée. La robe de laitière n’est pas un corset, mais elle participe à une même dynamique : celle de rappeler aux femmes où est leur supposée place.

Céder à cette tendance, c'est d'une certaine façon céder à l'idée de la politique conservatrice se fait des femmes. C'est un retour à une féminité ultra-codifiée, qui répond à des normes bien précises : mince, blanche et dans une cuisine.

Est-ce que porter une robe de laitière fait de nous des complices du patriarcat ? Non. Mais penser que cette mode n’est qu’un simple effet de style, c’est passer à côté d’une réalité plus inquiétante : la mode a toujours été un outil politique.

Ce n’est pas la robe qui pose problème, c’est le contexte dans lequel elle revient en force. Un contexte où les droits des femmes sont remis en cause, où l’on tente de leur réassigner des rôles traditionnels sous couvert de "retour aux vraies valeurs".

S’habiller comme on veut, c’est avoir le choix. Mais c’est aussi comprendre qui dicte ces tendances et pourquoi elles émergent à un moment précis. La mode est un langage, alors autant éviter qu’on nous fasse dire des choses qu’on n’a jamais voulu exprimer.