#MaskKink : c’est quoi cette nouvelle obsession d’internet pour les hommes masqués ?

Beaux, jeunes, musclés… et sans visage. Les hommes masqués et leurs abdos saillants ont envahi nos feeds et on en redemande.

Écrit par Fleur Hopkins-Loféron le

©happy_muz

À chaque époque, son phénomène érotique. Après les e-girls à la Belle Delphine qui vend l’eau de son bain et les cosplayeuses à la Amouranth qui stream en maillot de bain, nous sommes entrées dans l’ère des hommes masqués. Comme l’analyse le spécialiste des imaginaires érotiques Johann Chateau-Canguilhem avec qui nous avons échangé, “Depuis le confinement, on n’est plus dans l’érotique ou la pornographie masturbatoires, mais dans la consommation d’images de type mèmes. On est dans le shoot, le choc instantané. C’est un peep-show de quelques secondes”.

Ces hommes masqués ou masked men qui inondent nos réseaux sociaux sous la forme de vidéos érotiques courtes, sont-ils le signe d’un renouvellement de l’offre érotique destinée aux femmes (sextoys à la Womanizer, podcasts érotiques types Femstasy, économie alternative à la OnlyFans, sites pornographiques féminins comme Bellesa) ? Ou sont-ils au contraire, à la manière du site alt-pornSuicide Girls qui prétendait dans les années 2000 se réapproprier les codes de Playboy à coup de piercings et de tatouages, le véhicule d’un modèle stéréotypé, à savoir celui de l’homme blanc, hétérosexuel et musclé ?

Rejoins-moi du côté sombre

Pour bien comprendre le phénomène qui entoure ces hommes masqués, il faut d’abord rappeler que ceux-ci se présentent quasi exclusivement sous les traits de vilains, qu’ils endossent le rôle de tueurs en série, de démons ou de dominateurs. Leur charisme vient en partie de cet appel du pied, ce frisson à l’idée de fricoter avec l’interdit. Preuve en est du succès d’une attraction d’Halloween proposée par les studios Universal d’Orlando au mois d’octobre dernier. Pour le plus grand plaisir des adultes moldus, les terribles Mangemorts, ces partisans de Voldemort reconnaissables à leurs insignes de la Marque des Ténèbres, se lancent dans des flirts franchement érotiques avec les visiteurs. Les acteurs aux masques de fer caressent des joues et plaquent contre le mur des jeunes femmes qui gloussent de plaisir. Ici, pas d’Harry Potter qui tienne, la baguette joue un rôle sexuel à peine voilé.

Même chose dans l’industrie musicale. Depuis quelques mois, le groupe de metal Sleep Token connaît une ascension fulgurante. Ce n’est pas tant pour sa musique mélancolique… que pour les captations de ses concerts. Les “adoratrices” du chanteur Vessel, comme elles aiment à s’appeler, s’extasient chaque fois sur le physique du chanteur masqué et couvert de peinture noire. On est loin de l’obsession à dévoiler la véritable identité de groupes comme Slipknot ou Ghost. Ici c’est le mystère qui participe du culte autour des membres, sans cesse réactivé sur TikTok à travers l’emploi généralisé de leur chanson The Summoningen bande-son de moments sensuels. C’est ce même mystère qu’exploitent les hommes masqués, qui exposent leurs abdos, plutôt que leurs visages.

Pour toi, je mettrai le monde à feu et à sang

Ailleurs, dans le secret de sa chambre, un homme, musclé et tatoué de préférence et toujours anonyme, s’offre en spectacle devant sa communauté d’abonnées. Cette pratique relève de ce que l’on appelle un thirst trap, littéralement “piège à soif”, des photographies ou vidéos érotiques, partiellement dénudées, destinées à titiller l’auditoire en jouant sur des codes implicites et explicites
Les hommes masqués racontent quelque chose de notre “désir de violence”, pour reprendre une expression centrale à l’essai Désirer la violence (Les Insolentes, 2024) de la journaliste Chloé Thibaud. Ils font directement écho au genre littéraire de la dark romance, qui connaît un succès important en librairie, sous la plume de Joyce Kitten, de Penelope Douglas ou encore de Sarah Rivens. Dans ces récits érotiques, qui remisent au placard les romans Harlequin de nos grands-mères, de dangereux criminels, chefs de gang, tueurs ou motards, tombent fou amoureux de douces et belles jeunes femmes, avec qui ils partagent de formidables parties de jambes en l’air. Plus exactement, les hommes masqués tirent profit du sous-genre de la stalker romance (littéralement, “romance de harceleur”), dans lequel des jeunes femmes innocentes sont pourchassées par des hommes ténébreux et masqués, qui s’avèrent au fil des pages de formidables amants, souvent des romantiques incompris. Molly Doyle (saga Order of The Unseen), Leigh Rivers (saga Little Stranger), Ariel N. Anderson (Under My Scars), mais surtout Navessa Allen, ont connu la célébrité en développant ces figures intenses d’hommes prêts à tout pour celles qu’ils aiment, y compris à torturer et à tuer. Les hommes masqués, arme à la main et juron à la bouche, réinvestissent sans détour ce stéréotype de l’homme dangereux mais sensuel.

Dans son best-seller Lights Out, roman exploitant pleinement la veine du mask kink, autoproclamé “la sombre et chaude romcom préférée de TikTok”, Josh poste des contenus érotiques sur les réseaux sous l’identité de the.faceless.man, pour le plus grand plaisir de sa communauté féminine : “Un masque personnalisé qui ne ressemble à aucun autre et qui est aussi sensuel que terrifiant, des muscles, un bon éclairage, une sélection musicale exceptionnelle et une compréhension innée de la manière d’attirer à lui le spectateur et de le faire languir.” Parmi ses admiratrices se trouve Aly, dont il va tomber fou amoureux, au point de surveiller ses moindres faits et gestes, jusqu’à une mémorable scène de pénétration avec le manche d’un couteau, qui symbolise la manière dont la jeune femme est libérée de tous ses tabous par le fait de ne pas connaître l’identité de son partenaire, caché derrière un masque à tête de mort.

L’autrice, Navessa Allen, raconte que l’idée pour son roman lui est venue du #MaskTok, cette communauté de créateurs de contenus érotiques mettant en scène des hommes — et plus rarement des femmes — masqués. Très nombreux sur les réseaux, ils calibrent leur contenu de sorte à maximiser l’érotisme, sans jamais enfreindre les règles de la plateforme. Les vidéos, stéréotypées, utilisent pour beaucoup les mêmes codes visuels. Un homme torse nu, avec un masque partiel ou occultant, regarde fixement l’objectif. Tout en se dénudant et/ou se caressant, il s’adresse à celle qui le regarde, l’interpelle, l’émoustille : “Combien de temps peux-tu soutenir mon regard ?”, “Je parie que je peux te faire sentir cette tension dans tonbas-ventre”, “As-tu oublié que c’est à moi que tu appartiens ?”. Tous jouent avec la proximité entre douleur et plaisir, danger et lâcher-prise, tabous et libération des pulsions. Ce qu’ont en commun tous ces hommes masqués, c’est de ne jamais être eux-mêmes. Qu’ils subvertissent les figures de notre enfance, les héros de la pop culture ou les protagonistes en vogue des romans, ils promettent des fantasmes à la carte.

Au fond, ces créateurs ne font que réactiver une tradition érotique ancienne, décrite par le chercheur en archéologie des médias Erkki Huhtamo sous le nom de peep culture, dans l’ouvrage collectif Book of Imaginary Media (NAI Publishers, 2006). Partageant cette expression avec le critique Hal Niedzviecki (Peep Diaries: How We’re Learning to Love Watching Ourselves and Our Neighbors, City Light Books, 2009) qui l’utilise pour désigner la tendance à trop révéler sur soi (overshare) sur les réseaux sociaux, Huhtamo exhume des dispositifs voyeuristes qui proposent de se rincer l’œil en jetant un regard à la dérobée devant un corps nu. Les adresses nombreuses aux regardeurs dans la communauté #MaskTok sont une manière comme une autre de jouer avec la tension érotique mais aussi de feindre une disparition de l’écran, qui pourrait donner à caresser le torse musclé.

Je veux te marquer, te posséder

Parfaitement conscients du phénomène littéraire des book boyfriends, à l’occasion duquel les lectrices imaginent une romance avec le protagoniste des romans qu’elles aiment, comme Rhysand dans la saga A Court of Thorn and Rosesde Sarah J. Mass ou Zade dans L’Ombre d’Adelinede H. D. Carlton, les influenceurs s’adressent souvent de manière directe aux jeunes femmes qui les regardent, sous la forme de scénario imaginaire : “Je te parle l’air de rien alors que je m’apprête à te remplir, à te balancer et à te faire crier…”, “Purée, ce serait tellement bon de t’avoir derrière moi chevauchant ma moto, dans ta jolie robe sans culotte… Oui, c’est à toi que je parle”. Le caractère intime des vidéos est renforcé par l’utilisation d’une caméra subjective, destinée à remplacer le visage de la regardeuse, mais aussi par un usage récurrent de la contre-plongée, comme si l’acteur chevauchait l’utilisatrice ou qu’elle se trouvait à genoux devant lui, pour le supplier ou peut-être lui donner du plaisir.

Comme le rappelle le chercheur en littératures classiques T. H. M. Gellar-Road dans son essai Masks(Punctum, 2024), Mardi Gras, Halloween ou les soirées BDSM, sont autant de festivités au sein desquelles le port du masque convoque luxure, érotisme et débauche : “Les masques aident les participants à quitter le monde normal pour entrer en scène, au sein de la réalité augmentée de leurs fantasmes”. Porter un masque permet à ces créateurs de contenu de revêtir, un temps donné, une autre identité. Conscients de ce pouvoir de substitution, plusieurs d’entre eux, comme white_masked22 ou sam_fresh_ se glissent dans la peau de personnages iconiques des films d’horreur ou des jeux vidéo. On retrouve ainsi l’incontournable Ghostface, emprunté à la saga Screamde Wes Craven, mais aussi Jason de Vendredi 13de Sean S. Cunningham, Keegan Russ, un Ghost dans Modern Warfare 2ou encore Pyramid Head de Silent Hill 2

Dans d’autres cas, le masque permet d’anonymiser son porteur pour rediriger le regard vers d’autres attributs. C’est le pari fait par plusieurs influenceurs moto, des biker boys comme happy_muz, triple.zx10 et lxupnxir, qui ne se montrent jamais sans leur casque à visière iridium, et étalent pour leur communauté leurs bras musclés et encrés ainsi que leur rutilante machine. Tout naturellement, cette communauté en rencontre une autre, celle des bodybuildés, détournant la pratique du selfie destiné à suivre l’évolution de la musculature (progresspic), pour en faire un objet d’admiration, à la manière d’apexhumanbeing.

Cet érotisme du masque trouve aussi, de manière inattendue, sa source dans la pandémie de covid-19. Une étude de l’université de Cardiff, publiée en 2022 dans le journal Cognitive Research, a établi que les hommes qui se couvraient le bas du visage, ne laissant que les yeux visibles, étaient jugés plus séduisants par les femmes, pour deux raisons principales : l’hygiénisme et la mise en valeur du regard. Néanmoins, ce mask kink provient avant tout de sa forte symbolique. Pour les admiratrices des hommes masqués, il s’inscrit dans un scénario tout tracé, commun aux dark romances qu’elles dévorent : derrière le masque se cache un beau jeune homme, qui garde son identité secrète pour le reste du monde, sauf pour elle. La présence du masque sert alors de métonymie pour des protagonistes moralement gris (moraly grey), amoureux éperdus, amants incroyables et prêts à mettre le monde à feu et à sang pour son aimée.

À chaque fête d’Halloween le masque de Ghostface fait une apparition remarquée sur les réseaux. L’année dernière, c’était grâce à la publication de Scream for us de Molly Doyle, dark romance dans laquelle Quinn est pourchassée, le soir d’Halloween, par trois hommes masqués qui semblent vouloir la faire souffrir mais aussi jouir.

Le tueur de Wes Craven ne permet pas seulement de masquer son identité, mais surtout d’en endosser une autre, accompagnée d’un imaginaire propice à pimenter la sexualité sous la forme de role play : chasse, traque, knife play, étranglement, etc. Devenir Ghostface, c’est la possibilité d’explorer en toute sécurité une forme de sexualité moins conventionnelle, tout en bénéficiant des effets secondaires d’une peur maîtrisée, où les palpitations cardiaques provoquées par la peur sont bien vite remplacées par l’orgasme naissant.

Aimer les hommes masqués, c’est grave docteur ? Avec eux, on explore ses fantasmes et sa vie intime, on goûte au frisson de l’interdit et on crush sur de torrides inconnus. Rien de très différent avec ce poster de chanteur ténébreux qu’on accrochait adolescentes sur nos murs (et oui, on vous voit les fans de The Rasmus, Type O Negative, NIN et HIM) !