The Substance, Titane… Elle nous vient d’où cette nouvelle fascination pour les monstres féminins ?

Le vif succès rencontré par The Substance de Coralie Fargeat et sa sublime créature confirme la voie ouverte par Titane de Julia Ducournau il y a quatre ans : le cinéma français a ouvert la porte aux monstres féminins. On y croit vraiment ?

Écrit par Boris Szames le

Chimères, goules, succubes et autres redoutables créatures féminines hantent le bestiaire du cinéma de genre. Des créatures souvent châtiées de la main de l’homme car létales, terrifiantes ou venimeuses quand elles ne menacent pas de pulvériser tout un imaginaire patriarcal. “Merci au jury de laisser rentrer les monstres […] et d'appeler pour plus de diversité dans nos expériences au cinéma et dans nos vies”, lançait la réalisatrice Julia Ducournau, sur la scène du Festival de Cannes en 2021. Avec sa silhouette androgyne et sa carcasse inoxydable, la sublime créature de Titane incarnée par l’actrice Agathe Rousselle enfonçait alors à grand fracas la porte d’un pan du cinéma rétif - pour ne pas dire carrément frileux - aux monstres féminins triomphants. Trois ans plus tard, la consécration de The Substance de Coralie Fargeat, à cette heure lauréat d’un prix à Cannes et aux Golden Globes, semble augurer des jours meilleurs…

Les monstres féminins ont-ils tant la cote au box-office ?

Aude Hesbert, directrice de l’agence Public Système Cinéma et du festival international du film fantastique de Gérardmer, nuance : “On parle énormément de l'émergence d'une écriture féminine dans le genre en France, mais il me semble que c'est un peu l'arbre qui cache la forêt”. Le triomphe est en effet relatif. S’il a bénéficié d’une ample couverture médiatique et nourri des débats critiques passionnés entre clans sur les réseaux sociaux, le film de Coralie Fargeat n’a pas provoqué un raz-de-marée de la même ampleur en salles. Selon les données fournies par CBO Box Office, le tandem Demi Moore-Margaret Qualley a fait vendre un total de 544 074 billets en France, soit à peine 200 000 de plus que Titane, l’une des Palme d’or les plus boudées par le public dans l’histoire du Festival de Cannes. Certes un triomphe à côté de la femme-taureau d’Animale d’Emma Benestan, sorti en novembre dernier, et ses quelques maigres 15 800 entrées. Oubliez la corne d’abondance !

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Titane - 2021

“Ces films restent labellisés ‘auteur’. Peut-être qu’ils n'ont pas dépassé la frontière du cinéma commercial,”, tente d’expliquer Aude Hesbert. Pour Marie Casabonne, responsable éditoriale de la plateforme UniversCiné, “Un film plus confidentiel comme Animale nécessite vraiment un accompagnement sous peine de se retrouver noyé dans l’offre en salle. Revenge, le premier long-métrage de Coralie Fargeat, avait bénéficié de l'accueil réservé au premier film de Julia Ducournau, Grave. On l’avait un peu vendu sur le côté féministe”. Un argument marketing a priori opportuniste car genré, mais certainement nécessaire à la féminisation d’un public dominé par les hommes en t-shirt noir et cheveux gras. “Les spectatrices n’ont pas envie de voir des personnages féminins se faire trucider pendant une heure et demie dans des films qui débordent de male gaze”, juge Emma Benestan. The Substance, film fédérateur et réconciliateur ? “Sa grande réussite a été d’éveiller l’intérêt de personnes, tous sexes confondus, pas forcément attirées par ces films-là, parce qu’au-delà des effusions d’hémoglobine, Coralie Fargeat y raconte vraiment quelque chose”, poursuit la réalisatrice.

Quand le monstre fait son genre

Tout amateur d’hémoglobine saura vous raconter pourquoi Freddy Krueger hante les cauchemars des ados d’Elm Street, pourquoi Jason Voorhees hache menu les vacanciers du Camp Crystal Lake. Mais quand il s’agit d’éclairer la folie furieuse de la Dame en noir, personne ne se bouscule au portillon… Emma Benestan déplore : “J’ai l’impression qu’on n’a jamais interrogé les monstres au féminin sur leur souffrance, leur violence et la violence patriarcale dont ils sont issus”.Des questions sur le rapport hommes-femmes plus que jamais nécessaires à l’heure de l’examen de conscience du cinéma français, caisse de résonance de la libération de la parole des femmes dans le sillage de la vague #MeToo. “Le cinéma a toujours reflété les peurs de l’époque. Ça a commencé avec l'expressionnisme dans les années 20. Il y a eu ensuite la hantise du communisme dans les années 50. Je crois que l'une des peurs principales de nos jours, c'est évidemment les violences qui sont faites au corps féminin”, resitue Aude Hesbert.

Mais de quel genre de monstre parle-t-on au juste ?“Au féminin, ça peut être une vieille dame lubrique parce qu’elle n’a plus de vie sexuelle ou une femme ‘dévorante’ qui va utiliser le sexe pour avoir des jeunes hommes”, décrit Emma Benestan. Les classiques du genre se comptent à la pelle : Suspiria de Dario Argento, Les Lèvres rouges de Harry Kümel, La Féline de Jacques Tourneur et son remake signé Paul Schrader… Des femmes fatales “extrêmement bonnasses”, archétype dynamité à la sulfateuse par Coralie Fargeat avec son elephant woman qui “piétine de manière jouissive le carcan de l’injonction à la beauté”. “C’est hyper difficile à avaler pour certains spectateurs”, relève la réalisatrice d’Animale.

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Animale - 2024

Marie Casabonne ajuste le tableau à grands coups de pinceau : “Dans les années 70, on trouve quelques exceptions, comme The Velvet Vampire [l’histoire d’un couple égaré dans le château d’une succube âgée de plusieurs siècles, ndlr] réalisé par une femme, Stephanie Rothman qui déshabille absolument tous ses personnages parce qu’elle en avait marre de ne voir que des femmes nues”. Citons encore Aux frontières de l'aube de Kathryn Bigelow, film de vampire doublé d’une réflexion sur le rapport à la violence entre les sexes, ou le plus “récent” Jennifer’s Body dans lequel la scénariste Diablo Cody détourne l’hyper-sexualisation de Megan Fox au profit de son histoire. En France, territoire historiquement frileux au cinéma de genre, les réalisatrices fricotent rarement avec l’horreur et le fantastique. Et encore faut-il qu’elles le fassent en catimini ! “Les cinéastes femmes font un cinéma ‘domestique’, qualifie Marie Casabonne, précisant ne prêter aucune connotation négative à l’adjectif. Ce sont des films de famille, des films de chambre, etc.”

Les monstres se rebiffent !

Aux hommes, donc, les films de maison hantés (The Deep House d’Alexandre Bustillo et Julien Maury, 2021), de loups-garous (Teddy de Ludovic et Zoran Boukherma, 2020) ou d’araignées (Vermines de Sébastien Vaniček, 2023). Un cinéma de genre au masculin dans les interstices duquel se glissent sporadiquement de rares femmes cinéastes, à l’instar de Céline Rouzet dont le premier long-métrage de fiction sorti en 2024, En attendant la nuit (17 277 entrées selon CBO Box Office), creuse la veine du film de vampire. En interview, la réalisatrice cite volontiers l’influence du Dracula revisité par Francis Ford Coppola au début des années 90. Marie Casabonne se désespère : “Le cinéma de genre a longtemps exploité et recycle encore des monstres essentiellement masculins. Il est temps d’inventer un imaginaire féminin. Pourquoi ne pas s’intéresser au folklore français comme le fait Teddy, ancré dans les Pyrénées-Orientales ?”.

Ou comme le fait Emma Benestan dans Animale, tourné en Camargue. Oulaya Amamra y interprète une jeune manadière violée qui mue peu à peu en taureau et se venge de ses agresseurs. “Cette région est très mythologique et fantastique en soi. Je voulais rendre la figure du monstre plus humaine - sans la fantasmer ou l’érotiser - à travers le western et le film d’horreur, deux catégories de films encore très masculines. Ne pas la sexualiser la permet de partager des émotions sans la regarder comme une comme une bête, mais aussi de montrer cette intimité abusée”, argumente la réalisatrice, évoquant les réticences de certains spectateurs à voir la métamorphose de son actrice en animal viril : “On m’a dit que j’aurais pu suggérer la transformation avec des cornes, alors que c’est le moment le plus subversif du film ! Refuser ce pas de côté dans le fantastique, c'est aussi refuser ce monstre”.Une réaction épidermique dont le symptôme nauséabond a perturbé l’an dernier la projection de Love Lies Bleeding de Rose Glass, variation érotico-queer de Hulk accueillie par des des injures à caractère homophobe et lesbophobe de la part d’une poignée de spectateurs au BIFFF (Brussels International Fantastic Film Festival), l’an dernier.

Les festivals, safe space ou défouloir ?

S’il juge ces propos “inacceptables”, le festival rappelle dans un communiqué publié quatre jours après l’incident être “connu mondialement pour son public très expressif” mais assure avoir mis en place “de mesures structurelles” d’encadrement. À Gérardmer, où le public se féminise, Aude Hesbert a publié une charte “pour favoriser la plus grande tolérance et le respect” : “Je crois beaucoup à la sensibilisation plutôt qu'à la punition sur les sujets des violences sexistes et sexuelles (VSS). Toutes nos équipes sont obligatoirement formées sur ces sujets”. Jurée au Paris International Fantastic Film Festival (PIFFF) l’an dernier, Emma Benestan atteste elle aussi d’un changement de paradigme : “On était autant de femmes que d'hommes. Si le cinéma de genre se réinvente en même temps, il pourra s'ouvrir à un public effarouché par les effusions de violence - des fois super masculines et extrêmement clichées -, qui ne permettent pas de s'identifier ni d’avoir vraiment envie d'aller voir ces films”.

Relais essentiels de la cinéphilie, les ciné-clubs ont également un rôle majeur à jouer dans la légitimation de la figure du monstre féminin. Également présidente de l'association Panic! Cinéma, qui programmait des films de genre au Forum des Images à Paris jusqu’en 2022, Marie Casabonne interroge la place donnée à la parole féminine dans les débats en salle : “Les hommes prenaient beaucoup plus souvent le micro que les femmes après les projections. Les spectatrices n’osaient pas forcément poser une question ou faire une remarque. Quand on a invité la podcasteuse et journaliste féministe Taous Merakchi à présenter Jennifer’s Body, les femmes ont été davantage au rendez-vous. Deux publics se sont rencontrés ce soir-là”. Une parole critique au féminin que relaie avec la même ferveur une jeune génération cinéphile sur les réseaux sociaux.Les critiques spécialisées dans le cinéma de genre ont longtemps été très masculines. On voit tout tout juste émerger une critique féminine qui s'intéresse au genre, comme Demoiselles d’Horreur sur YouTube par exemple. Ça va nécessairement et sûrement faire évoluer les mentalités. Mais tout ne peut pas changer d'un coup de baguette magique”.

Finalement, le cinéma français aime-t-il les monstres au féminin ?

Les spécialistes ou amateurs de genre ne sont pas non plus légion dans les commissions de financement. Un premier obstacle à la diversité des regards, considère Emma Benestan : “Il faut encore pas mal se battre et essayer d'argumenter nos décisions et nos envies de manière très ‘auteur’ parce que ça ne fait pas forcément l'unanimité dans les jurys. Le genre demanderait à avoir des aides plus spécialisées, comme ça a été le cas au CNC jusqu’en 2023”. Une manière de participer à l’émergence de réalisatrices désireuses de montrer des corps féminins qui affirment leur puissance et non plus des scream queen écervelées. Aude Hesbert salue également la contribution de l’École nationale supérieure des métiers de l'image et du son (FEMIS) : “La FEMIS est pionnière sur ce sujet. Il n'y a pas une école dans le monde entier qui ait réussi à faire émerger des réalisatrices à ce point. C’est une exception culturelle. En Asie, il n'y a quasiment pas de femmes réalisatrices - dans le genre, encore moins. Aux États-Unis, ça reste très rare”.

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Titane - 2021

La France a-t-elle donc enfin déroulé le tapis rouge aux monstres féminins ? “Oui et non, rétorque Emma Benestan. Oui, parce que j'ai envie d'être optimiste : il y a une diversité dingue dans le cinéma français. Oui, parce qu’il y a une nouvelle vague de réalisatrices. Non, parce que nous ne sommes principalement que trois cinéastes à faire ça et Coralie a dû aller produire son film aux États-Unis. En France, tout reste à inventer.” Aude Hesbert affiche pour sa part davantage d’optimisme : “Les monstres féminins sont quand même bel et bien entrés dans les imaginaires du cinéma, même s’ils ne sont pas tous du fait de réalisatrices. Sur les films soumis aujourd'hui à Gérardmer, on est entre 23 % de films réalisés par des femmes et 13 % pour les courts-métrages. C'est très peu. Les révolutions ne se font pas en un jour, donc ça va prendre du temps”, conclut Aude Hesbert. Une prise de conscience demeure indéniable malgré tout : “J’ai remarqué une prééminence des thématiques sur le corps des femmes, la maternité, les VSS dans les films qu’on nous a envoyés. On n'aurait jamais vu ça, il y a quinze ans. Si le personnage principal était une femme, il était forcément massacré à la fin.” À l’instar de Coralie Fargeat qui n’hésite pas à chahuter les spectateurs dans The Substance, Emma Benestan rêve de “fucker tout ce système” : “C’est la liberté que prend Brian de Palma quand il fait Carrie. Pourquoi les réalisatrices ne la prendraient pas ?”. Aux armes !