C’était comment le monde avant la loi Veil ?

L’avortement légal n’a pas toujours été un droit. Avant que la loi Veil ne bouleverse la société, il y avait la peur, le danger et l’interdit. Retour sur une lutte acharnée, portée par des femmes qui ont risqué leur vie pour légaliser l'IVG.

Écrit par Erine Viallard le

C’était comment le monde avant que l’avortement ne soit légal ? C’était la merde. Et ce n’est pas nous qui le disons, mais toutes celles qui l’ont vécu. Nos grands-mères pourraient sûrement en parler pendant des heures…

Ah, janvier. Ce mois où l’on se souvient, année après année, d’une loi qui a fait trembler les fondations de la société française : la loi Veil.Le 17 janvier 1975, le droit à l'avortement est enfin légalisé, offrant aux femmes un semblant de liberté après des siècles de silence et de honte. Mais avant cette loi, c’était le chaos : des femmes dans la clandestinité, des histoires sordides, des drames humains, et une lutte incessante pour un droit fondamental. Et si vous pensiez que tout était rose avant 1975, le podcast de l’INA (notre site chouchou) va vous secouer. Intitulé Il suffit d’écouter les femmes, il est disponible depuis le 21 janvier 2025 - et croyez-nous, ce n’est pas juste du divertissement. Ce sont des témoignages sans filtre d’utilité publique de celles qui ont vécu l’horreur de l'avortement illégal.

Parce qu’on n'a jamais trop de points de vue, on a décidé d’ajouter un autre témoignage au lot, celui d’Annie Chemla, ancienne militante du MLAC (Mouvement pour la liberté de l'avortement et de la contraception) et autrice de Nous l'avons fait : récit d'une libération féministe. On a pu discuter avec elle de cette période plutôt étrange, où les femmes avortaient illégalement, mais toujours par nécessité. "Dans chaque famille française quasiment, il y a la mémoire cachée d’une femme qui est morte en avortant" dit-elle. Et c'est pour cela qu'on doit continuer de défendre ce droit fondamental - afin que jamais une femme ne soit à nouveau contrainte de risquer sa vie pour avorter. Parce que, soyons clairs, reculer n’est pas une option.

L’avortement, ça ne date pas d’hier

N’allez pas croire que l’avortement est né avec la loi Veil, ce serait trop simple. Les femmes ont toujours cherché à contrôler leur maternité, et ce parfois au péril de leur vie. Mais les moyens étaient souvent rudimentaires, voire barbares. Des objets métalliques, des aiguilles, des soupes de plantes, des décoctions, des remèdes miracles, des ceintres - ou même des pratiques improvisées comme l’utilisation d’une pompe à vélo modifiée. Bref, ces méthodes, souvent pratiquées dans l’ombre, entraînaient des hémorragies, des infections, des perforations utérines - et, dans les cas les plus graves, la mort.

Pour les plus chanceuses, celles qui avaient les moyens, des médecins pratiquaient des avortements illégaux dans des cabinets privés - ce qui limitait les risques. Mais pour la majorité, il fallait se tourner vers des faiseuses d’anges ou tenter de "se charcuter" elles-mêmes, espérant une prise en charge pour infection, dans les hôpitaux. "Mais les hôpitaux les recevaient extrêmement mal" nous confie Annie. Les mauvais traitements affligeaient, comme des curetages à vif sans anesthésie et/ou une non prise en charge qui laissait les femmes saigner toute la nuit. Un vrai calvaire.

Pour rappel, la contraception médicamenteuse n’est apparue qu'en 1956 - avec la pilule - et le préservatif, bien qu’existant, n'était pas utilisé par tous - car on les connaît les "ça serre", "je ne ressens rien avec" etc... Ça ne date pas d'hier. Cela signifiait que"toutes les grossesses ou presque étaient accidentelles."souligne Annie.

À cette époque ils n'y avaient pas que les femmes qui étaient jugées et qui risquaient gros en avortant, "les personnes qui les aidaient prenaient aussi de gros risques, encourant des amendes et jusqu’à deux ans de prison."Et ce, à cause de la loi de 1920, qui interdisait simplement d'avorter (oui, même en cas de viol).

C'est dans ce contexte dramatique que Le MLAC - Mouvement pour la Libération de l’Avortement et de la Contraception - est né. Fondé par des médecins et militants, le MLAC se battait pour une alternative sécurisée et légale de l'IVG. Ces jeunes praticiens, qui avaient vu trop de femmes mourir, ont choisi de s’engager en faveur de la légalisation. Ils ont alors introduit des pratiques plus sûres, comme la méthode de Karman, un avortement par aspiration, qui limitait les risques, peu douloureux - et qui se réalisait sans anesthésie lourde.

Pour Annie Chemla , il était enfin temps de montrer l'horreur de cette impunité à la société : "Ces avortements illégaux, nous les avons revendiqués.C’était un acte militant, un acte politique et donc il n’était pas question de se cacher, au contraire."

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Annie Chemla

343 bonnes raisons de changer la loi

Le 5 avril 1971, 343 femmes balancent une bombe dans Le Nouvel Observateur. Pas une vraie, non : un texte, Le Manifeste des 343, signé par des femmes qui déclarent publiquement avoir avorté, éclate à la figure d'une société qui préfère fermer les yeux. Parmi les signataires, des figures emblématiques : Simone de Beauvoir, Catherine Deneuve, Gisèle Halimi, et Delphine Seyrig, qui déclarait : "Il est plus traumatisant d'élever des enfants non désirés que d'avorter."

Ce manifeste n'était évidemment pas du goût de tout le monde, et Charlie Hebdo ne s'est pas prié d'y aller de sa une, en titrant "subtilement" :"Qui a engrossé les 343 salopes ?". Tollé médiatique et vives réactions en se sont pas fait attendre. Mais derrière ce chaos, une réalité : les femmes prennent (enfin) la parole, brisent un tabou, et forcent le pays à regarder en face une injustice. "Le lendemain du Manifeste, le 6 avril 1971, on a lancé toute une série d’opérations pour militer et obliger la société française à en parler", rappelle Claudine Monteil, la plus jeune des signataires sur Quotidien.

Ces opérations ? Des rassemblements, des témoignages publics, et des actions militantes menées par le MLAC, qui transforme les avortements clandestins en actes politiques revendiqués.

Le procès de Bobigny en 1972 a également mis sa pierre à l'édifice dans cette lutte. Cette mineure violée et traînée devant les tribunaux pour avoir avorté est alors défendue par Gisèle Halimi (avocate, militante et une des signataires du Manifeste). Cette affaire devient rapidement le symbole d’une justice oppressive à l’égard des femmes. La France ne peut plus ignorer que des vies sont en jeu. Il devient donc urgent de légiférer et pour protéger les femmes... Et quoi de mieux qu'une femme pour le faire.

Pas un caprice mais une nécessité

Parce qu’au-delà des souffrances et des drames, il faut rappeler une vérité essentielle : "Une femme qui avorte, c’est une femme qu’on soulage d’un problème" insiste Annie Chemla.Car "cette femme" c’est votre sœur, votre mère, votre grand-mère ou même votre voisine. C’est une mineure, une fille qui a été violée, une sans-abri, ou juste une femme qui n’a pas les moyens d’élever un enfant. 

L’avortement, ce n’est ni un caprice ni un acte criminel, c’est une nécessité pour celles qui se retrouvent face à une situation complexe, dangereuse ou impossible. Et à l’heure où certains remettent en question ce droit fondamental (bisous Donald) se souvenir de ces combats passés est crucial. Revenir sur les dangers de l’avortement clandestin, sur des pratiques désespérées comme "mettre de la javel dans son vagin" - une tentative tragique d’une femme pour avorter seule, qui lui a coûté la vie - est essentiel pour mesurer l’horreur de cette époque.

Parler de ces actes mortels et de ces femmes féministes qui ont mené un combat acharné pour qu'une loi Veil voie le jour, c’est faire en sorte que ni leur lutte ni l’importance inestimable de ce droit ne soient oubliées.

Le droit à l’IVG, plus que jamais fragile

Le combat pour l’avortement légal a atteint son apogée en 1975, avec l’adoption de la loi Veil. Une victoire historique, mais arrachée au forceps. Simone Veil, alors ministre de la Santé, a dû affronter une Assemblée nationale majoritairement masculine, où les débats tenaient parfois plus du lynchage que de la réflexion. Attaques personnelles, propos misogynes, insultes à peine voilées… Rien ne lui a été épargné. Mais elle n’a jamais lâché, déclarant avec force : "Je le dis avec toute ma conviction : l'avortement doit rester l'exception, l'ultime recours pour des situations sans issue."

Ce jour-là, la société française a fait un pas de géant. Mais ne vous y trompez pas, ce n’était qu'une étape cruciale. La même époque voit les féministes se battre sur tous les fronts : avortement, viol, droits reproductifs. Parce qu’en réalité, tout est lié. "Partout, les droits des femmes sont des conquêtes, et quand on ne les défend pas, ils régressent", rappelle Annie Chemla. Et on serait bien naïfs de penser que ça ne pourrait pas arriver.

Aujourd’hui, la loi Veil est une fierté nationale,et l'inscription du droit à l'avortement dans la constitution l'est aussi. Un cap que les militantes des années 70 n’auraient jamais imaginé franchir. "Je dis toujours aux jeunes : vous avez dépassé nos rêves, parce que nous, on n’avait même pas rêvé de l’inscription de l’IVG", confie Claudine Monteil.

C'est pas cette raison qu'il faut rappeler que ce droit n’est pas un cadeau tombé du ciel, c’est le fruit d’un combat féroce, mené par des femmes prêtes à risquer leur vie pour légaliser l’avortement. Et c’est ce que le podcast de l’INA, à travers des témoignages vibrants et crus, nous rappelle. L’IVG n’est pas un acquis, C’est une lutte permanente. Alors, pour Simone Veil, pour les 343, et pour toutes celles qui se sont battues, ne baissons jamais la garde.