Pourquoi on parle enfin de la soumission chimique faite aux femmes ?

Droguée aux anxiolytiques pendant 10 ans par son époux qui l'a ensuite soumise à des viols répétés par des inconnus, Giselle P. est devenue malgré elle le symbole d'une violence dont on ne parle que trop peu : la soumission chimique.

Écrit par Juliette Gour le

Mercredi 4 septembre s'est ouvert l'un des procès les plus sordides de ces dernières années en matière de violences sexuelles et conjugales. Celui de Dominique P. et de 51 autres accusés d'avoir violé Giselle P pendant plus de 10 ans, alors qu'elle était inconsciente, car droguée par son époux.

Une expression ne cesse de revenir dans cette affaire : la soumission chimique. Terme méconnu avant la médiatisation de ce fait divers, il est aujourd'hui au cœur d'un procès qui se veut historique : 93 viols, orchestrés par un époux tout sauf aimant, et une épouse qui, pendant dix ans, a subi le pire sans jamais s'en rendre compte. On ne sait pas ce qui est le plus affreux : l'affaire en elle-même ou les profils des violeurs, à qui, en "bons Monsieurs Tout-le-monde", on donnerait le bon Dieu sans confession.

Dans les faits, qu'est-ce que la soumission chimique ? 

Selon l'Agence nationale de la sécurité du médicament, la soumission chimique se définie "comme l’administration à des fins criminelles (viols) ou délictuelles (violences, vols) de substances psychoactives à l’insu de la victime ou sous la menace. Une consommation volontaire n'est pas considérée comme une soumission chimique. "L’administration" peut recouvrir divers procédés tels qu'ingestion, inhalation, inoculation."

Selon l'université de Strasbourg, les substances pouvant être considérées comme "de soumission" sont généralement psychoactives (qui agissent sur le cerveau). Ce sont ces substances qui provoquent des modifications dans le comportement de la victime. Sédatifs, anxiolytiques, somnifères, opioïdes, MDMA, alcool... De nombreux produits peuvent être utilisés dans les cas de soumissions chimiques - substances qui ne sont pas toujours détectables par le corps médical. 

Les effets liés à la soumission chimique sont évidemment la perte de conscience et parfois l'amnésie. Cette dernière permet aux agresseurs de profiter de la situation sans laisser le moindre souvenir. 

Entre 2022 et 2023, les signalements de soumission chimique ont explosé (selon l'Agence nationale de sécurité du médicament) et ce n'est pas pour rien : c'est en septembre 2021 que la presse a commencé à parler de cette affaire des viols de Mazan. Le fait divers a eu un effet d'onde de choc.

Depuis, les langues se sont déliées : GHB dans le verre, piqûre en festival ou en concert... On parle aujourd'hui plus facilement de tous ces cas de violences, mais toujours moins de celles qui se passent dans l'intimité du foyer. Car il est là tout le nœud du problème : comment faire lorsque ces violences surviennent dans l'intime et que, sans s'en rendre compte, on finit par être manipulée par son partenaire ?

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"Ma mère a vécu 10 ans d’errance thérapeutique"

Outre les faits - sordides - de l'affaire, ce sont sûrement les mots de la fille de la victime qui ont le plus secoué les consciences. Dans l'émission Quotidien, Caroline Darian, la fille de Gisèle P., s'est exprimée sur l'affaire en soulignant le fait qu'aucun médecin n'avait réussi à trouver le mal qui rongeait sa mère. Pendant 10 ans, Giselle P a consulté des spécialistes de la santé, en vain. Aux dix années d'horreur se sont ajoutés dix ans d'errance thérapeutique. C'est ici l'aspect le plus insidieux de la soumission chimique : la victime ne sait pas et ne comprend pas ce qui lui arrive. 

À cette non-conscience des victimes, s'ajoute une peur de parler, motivée par la honte de s'être laissée manipuler par quelqu'un qui disait vous aimer. Pour Aurore Malet Karas, docteure en neurosciences et sexologue, les cas de soumission chimique "arrivent plus fréquemment qu’on ne le pense." Experte dans le domaine des violences conjugales, la rareté des témoignages sur la question des soumissions chimiques peut selon elle être expliquée par plusieurs facteurs : "Dans le cas des violences au sein du foyer, notre perception est biaisée par cette image d'Épinal qui veut que l'on soit toujours à l'abri dans l'intime. Mais, lorsque l'on regarde les statistiques des violences conjugales, on se rend compte que la réalité n'a rien à voir avec l'imaginaire collectif."

Les victimes auraient du mal à avouer qu'au sein de leur foyer, elles ne sont pas en sécurité. "On ne parle pas de ces violences au même titre qu'on ne parle pas des autres : par honte". S'ajoute donc à la prévention une nécessité de déconstruire des idées encore trop solidement ancrées dans les esprits.

Pourquoi est-ce qu'on a l'impression qu'il a fallu attendre qu'une femme se fasse agresser sexuellement par 80 hommes pour considérer sérieusement la soumission chimique ?

C'est évidemment la question que tout le monde se pose. Il y a quelque chose de troublant dans cette histoire et ce n'est pas juste lié à la violence des faits. Lorsqu'en 2021, la justice met à jour cette affaire, c'est comme si le pays entier découvrait que la soumission chimique existe et qu'elle est une réelle menace pour les femmes. Pourtant, on connaît tous quelqu'un qui s'est retrouvé avec de la drogue dans son verre en soirée, mais le terme de "soumission chimique" n'avait pas réellement été mis sur le tapis.

Pour Aurore Malet Karas, il y a aussi une explication à l'explosion de la médiatisation de cette affaire et c'est évidemment lié à #MeToo, mais pas seulement. "Si on laisse aujourd'hui plus de place à ce type d'affaires dans les médias, c'est parce qu'il y a une volonté de montrer la réalité du quotidien des femmes. Aujourd'hui, il y a plus de médias féministes, plus de femmes dans les rédactions, dans la police, dans les tribunaux et ce sont ces femmes qui s'expriment et qui mettent en lumière ces histoires." 

Plus qu'un cas d'école, l'affaire des viols de Mazan pourrait effectivement rester dans l'histoire pour plusieurs raisons. La première, c'est la volonté de la victime et de ses proches de ne pas taire l'affaire. Si les procès ne sont pas à huis clos, c'est pour faire parler, pour que cette affaire serve d'exemple et qu'elle aide à faire avancer les choses. 

Si cette affaire est loin d'être la première (et malheureusement la dernière), elle restera pourtant dans l'histoire, de par son exceptionnelle horreur mais aussi (et surtout) grâce à tout le bruit médiatique autour (n'en déplaise aux sceptiques) qui nous a aussi permis de comprendre ce profil type si banal du violeur.

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