Où sont les femmes… Dans les grandes maisons de couture ? 

Aussi dures à trouver que Charlie et sa marinière rouge au milieu de la foule, les jeunes créatrices sont les grandes absentes du jeu de chaises musicales auquel se prête la mode depuis quelque temps.

Écrit par Alicia Védrines le

Ces derniers mois, c’est à se demander qui de l’industrie de la mode ou du système politique français a connu le plus de changements. Matthieu Blazy chez Chanel, Peter Copping chez Lanvin, Julian Klausner chez Dries Van Noten… Les maisons ont aussi donné leur chance aux jeunes créateurs comme Peter Do chez Helmut Lang, Charles de Vilmorin chez Rochas ou Ludovic de Saint-Sernin chez Ann Demeulemeester.

Si vous ne vous en souvenez pas vraiment, on ne vous en veut pas, tant leurs passages ont été éclair.  En revanche, il y a un souvenir encore plus lointain, celui où pour la dernière fois une jeune créatrice a obtenu son ticket d’entrée pour une grande maison. 

Accepter les femmes, oui, mais pas trop non plus

L’absence des femmes à la tête des grandes maisons de couture, c’est injustifiable. En bonnes élèves, on va tout de même tenter de trouver des excuses. En remontant le fil de l’histoire, on croise beaucoup d’hommes alors même que la mode est l'apanage supposé des femmes. Mais, dire qu’elles sont absentes d’une industrie à dominance masculine manque de nuance. Sarah Banon, chercheuse en sciences politiques à Paris 8 et professeure à l'Institut Français de la Mode, explique, “Ce qui est dominé par les hommes, ce n'est pas la mode au global mais la conception et non la production qui elle, était très féminine". Car avant que la couture ne gagne ses lettres de noblesse à la fin du XIXème siècle, la profession était en effet féminine et peu considérée. C'est sous l'impulsion de Charles Frederick Worth que la figure du couturier prestige va naître. "Principalement masculine", elle va "traverser les époques jusqu'à Yves Saint Laurent", faisant perdurer un système où le travail de petite main est laissé aux femmes tandis que les hommes se taillent la part du lion en occupant les postes les plus valorisés et rémunérés, ceux de création et de direction. Quelle surprise.

Pour autant, les femmes tentent (déjà) de s’imposer et y parviennent comme les pionnières Jeanne Lanvin et Jeanne Paquin. Toutes deux ont commencé en apprentissage, la première en tant que modiste, la deuxième en tant que couturière. Business women avant l'heure, elles ont très vite lancé leurs maisons éponymes, Jeanne Paquin allant jusqu'à répandre son influence à l'étranger. Et ce, sans l'aide d’Internet pour diffuser ses collections au monde entier en simultané. Il y a aussi les grandes figures aux patronymes iconiques qui “font autorité dans l’histoire de la mode et perdurent encore aujourd’hui” comme Elsa Schiaparelli et Gabrielle Chanel. Mais voilà le hic, le caillou dans la chaussure, le fil de couture qui se fait la malle : leur rareté les condamne à être l’exception qui confirme la règle, celle d’une mode imaginée par les hommes pour les femmes. Sarah Banon souligne, “Quand les femmes créent leur propre maison au début du XXe siècle, c'était associé à une forme d'émancipation et donc a posteriori elles restent traitées comme des formes d'exception et prennent l’image de la femme en avance sur son temps qui crée son entreprise”.

C’est d’ailleurs par cet unique biais qu’elles parviennent à se faire une place. Notamment dans les années 1960 où le métier de styliste, principalement et originellement féminin apparaît et est incarné par des femmes comme Sonia Rykiel, Emmanuelle Khanh ou encore Agnès b. Mais “l’avènement de cette nouvelle figure” va être occulté par une autre, celle du “directeur artistique”, devenu aujourd’hui la clé de voûte des maisons de mode.

Directeur artistique, ça sonne moins bien au féminin ?

Si ce nouveau métier de l’industrie a évolué au fil des décennies et perdure aujourd’hui, on a toujours autant de mal à le conjuguer au féminin. Directrice artistique, ça ne sonne pas si mal pourtant ? Cependant, il est compliqué selon Sarah Banon d’apporter une réponse très efficace. Pour elle, cela résulte “d’un mélange de sexisme systémique, d'endogamie bénéficiant aux hommes, d'une culture où les opportunités sont moins offertes aux femmes”.

Elle évoque une enquête menée par le média britannique 1 Granary au sein des maisons qui dénonce les mécanismes internes entretenant un système où les femmes - mais aussi les personnes de couleurs - sont exclues. Parmi les stéréotypes cités, un manque d'assurance intériorisé, la maternité qui rend la femme moins dévouée et engagée au travail ou une empathie plus affirmée qui les désarmeraient face aux difficultés et aux conflits. Ajoutez à cela une culture de l'entre-soi qui règne dans les tours d'ivoire des entreprises et incite à recruter uniquement ceux qui nous ressemblent. Ne laissant aucune possibilité d’accéder à des hauts postes médiatisés permettant de prétendre à d’autres part la suite.

Kering s'est récemment fait épingler pour n'avoir que des hommes blancs à la tête de ses maisons (ouf, Sarah Burton leur a sauvé la mise). Rien qu'en se penchant sur les marques du groupe (Gucci, Saint Laurent, Bottega Veneta, Balenciaga, McQueen et Brioni), on comptabilise 25 directeurs créatifs différents au cours de leurs histoires, sans compter les fondateurs. Combien de femmes ? Cinq (Sarah Burton comprise du coup).

Le female gaze, c'est pas fashion

Plus haut, Sarah Banon évoquait l’idée que les femmes, à travers leur marque, incarnaient une forme d’émancipation. Celle-ci est d’autant plus prégnante à l’heure où les prises de position engagées et féministes infusent la philosophie même des labels récemment créés. Elle évoque Dilara Findikoglu, une créatrice franco-turque, dont l’enfance religieuse et conservatrice a nourri un esprit revendicateur donnant naissance à une mode libératrice. Non loin de là, de l’autre côté de la Méditerranée, la créatrice grecque Dimitra Petsa utilise les fluides corporels comme source d’inspiration poétique mais non moins subversive.

La chercheuse y voit une manière de “faire de la mode politiquement” et non de “faire de la mode sur la politique” pour faire référence au manifeste “Que faire ?” de Jean-Luc Godard paru en 1970 dans la revue Afterimage. Et développe, “je pense qu'il n'est pas nécessaire pour les créatrices de faire de la mode qui parle de la femme ou de féminisme, mais de dire des choses sur le monde par leur prisme, par définition traversé par leur expérience en tant que femmes”. Une nuance qui pourrait peut-être expliquer la frilosité des maisons historiques pour qui la déconstruction est avant tout une question de patronnage et non de mentalité. D’autant plus dans une ère de retour aux sources, de revalorisation de l’héritage et intrinsèquement, de la tradition.

Comme un “mon réveil n’a pas sonné” ou “le bus n’est pas passé”, aucune excuse n’est recevable pour expliquer l’absence de ces jeunes talents féminins à ces grands postes ultra-médiatisés. Mais quand on voit ce qu’elles sont capables de faire par elles-mêmes, alors on se dit que la bataille n’est pas véritablement perdue. Ester Manas et son casting à mettre mal à l'aise plus d'une grande maison, Jeanne Friot qui use du vêtement pour donner de la visibilité à la communauté queer ou encore Dilara Findikoglu qui fait défiler une robe tranchante faites de couteaux, en référence à la figure de Jeanne d'Arc… Toutes créent en marge d'un système aux portes d'entrée blindées et choisissent de “refuser de faire le jeu du patriarcat et de travailler pour les hommes” comme le résume Sarah Banon. Et si cet engagement avait un poids bien différent dans une maison de renommée, il n’aurait certainement pas la même valeur, celle du pouvoir de changer les représentations, avec indépendance.