Les femmes ont-elles les mêmes droits que les mecs dans les fosses des concerts ?
Existe-t-il un endroit où les hommes et les femmes ont, réellement, les mêmes droits ? La fosse d’un concert pourrait-elle permettre cette égalité ? La musique, la danse et l’occupation d’une salle de concert sont politiques. Et le monde dans lequel ce sont les femmes qui, à la deuxième chanson, retireront leur t-shirt transpirant pour asperger de sueur leurs voisins masculins, semble bien loin.
Écrit par Lucyle Espieussas le
Mecs dégoulinant de sueurs, coups de coudes, cris des voisins et bières renversées : on pourrait penser que chacun est logé à la même enseigne dans la fosse d’un concert. Pourtant, celle-ci étant, par essence, un endroit extérieur au domicile, les dynamiques patriarcales prennent la même place que dans la société… Reléguant les femmes au second rang. Pas de manière à ce qu’elles ne puissent pas accéder aux premiers rangs pour admirer leurs artistes préférés, mais en tant qu’êtres humains dans la fosse, devant parfois se ”battre” plus que leurs voisins masculins pour garder leur place dans le pit — parfois même littéralement.
La fosse, représentation sociétale du patriarcat
Pourquoi être au premier rang d’un concert ? Pour être au plus proche d’un artiste, pour “mieux ressentir la musique et l’énergie” autour de soi ou, pour de nombreuses femmes, simplement parce qu’elles sont plus petites et qu’un gars d’1m80 au premier rang, eh oui, ça gâche la vue de tous ceux — et surtout celles — qui sont derrières. Messieurs, on veut bien que vous soyez grands, mais pas quand vous nous cachez notre artiste préféré !
Si la chercheuse Wendy Fonarow s’est intéressée à l’indie rock britannique des années 90, la division de la salle de concert qu’elle applique dans le cadre de ses recherches peut s’appliquer à tous styles de musique, de l’indie rock au rap en passant par la pop. La partie qui nous intéresse, c’est la zone 1 (aka la “fosse”), qu’elle divise en trois catégories en ce qui concerne les femmes : “les premiers rangs, l’avant-scène et l’arrière de la fosse”, évitant parfois soigneusement le centre de la fosse où se situe la zone de pogo afin de ne pas être tripotées ou subir d’autres agressions.
Pourtant, les femmes qui s’y aventurent et risquent ainsi bleus et autres coups de coudes, le font “pour contrer les stéréotypes de féminité passive”, s’opposant à ce que le pogo reste un domaine exclusivement masculin, explique la chercheuse et journaliste Juliette Soudarin. Si elle aussi a mené ses recherches dans le domaine de l’indie rock — parisien cette fois —, le public est mixte mais, malgré les efforts des femmes, le pogo semble à chaque fois être masculin : “si un pogo peut être mixte en début de concert, progressivement les femmes vont se retrouver en périphérie du pogo ou devant la scène”, détaille-t-elle.
Pour Marine, 32 ans, habituée des premiers rangs, “dès qu’il y a des mecs, ça part dans tous les sens. Ça part en pogo et ils ne respectent plus rien, tu te prends des coups alors que t’as rien demandé à part voir l’artiste de plus près, c’est insupportable”, déplore-t-elle. Eva, 25 ans, explique, elle, que le comportement de certains hommes peut la pousser à sortir de la fosse : ”j’aime aller dans la fosse pour ressentir l’ambiance et mieux apprécier la musique mais si je me retrouve dans un pogo entouré de mecs torse nus, en sueur, qui me mettent leur transpiration dessus, là forcément je vais sortir de la fosse, ça me dégoûte !”.
S’habiller pour un concert, une affaire de femmes
Avant d’aller à un concert, les femmes ont souvent bien d’autres choses à penser que le fait d’aller dans le pogo. Le sac que l’on devra porter — n’est-ce pas messieurs avec vos gros sacs à dos… —, le manteau qui coûte une blinde au vestiaire ou, pire, la robe qui attire les sifflements sur le chemin du retour ou celle qui facilite les mains aux fesses si on veut crowd surfer [être porté·e par le public]… bref, le pogo n’est pas forcément une priorité.
Un élément loin d’être considéré par les hommes qui, pour certains, ne se mettraient pas torse nu dans le pogo plus pour des questions de style que de potentielles agressions : pour Aurélien et Quentin, 32 et 31 ans, s’ils ne se mettent pas torse nu, c’est plus pour des ”questions de style”, que de pudeur ou parce que la sueur des étrangers les dérange, et qu’ils ne souhaitent pas imposer la leur aux autres spectateurs. Mais pour les femmes, habituées aux espaces pensés pour les mecs, c’est la peur des agressions qui l’emporte. ”Peut-être que dans un concert hyperinclusif ou en non-mixité, j’oserais me mettre topless ou en soutien-gorge comme le font les hommes dans la plupart des concerts, mais à un concert normal, avec tous les hommes autour, même si j’étais super à l’aise avec mon corps, je ne le ferai jamais”, explique Marine. Les femmes topless en concert ne sont pas non plus des licornes, mais tout dépend de l’artiste et donc du public qu’il ou elle va attirer.
Lors du Pitchfork Festival 2023, au Trabendo, Dream Wife était la tête d’affiche de la soirée du 6 novembre. Le groupe de punk britannique se veut inclusif, comprenant des membres non-binaires ainsi qu’une guitariste toujours topless sur scène, ce qui a tendance à amener un public queer ou majoritairement féminin. Lors de cette soirée, où les hommes étaient en grande minorité, au moins dans le pogo, alors que le groupe hurlait “girls to the front !!” [les femmes devant, ndlr], de nombreuses femmes se sont mises en soutien-gorge ou torse nu. Une façon de réagir à la liberté inspirée par les artistes sur scène et au climat safe qui régnait sur la soirée.
Les meufs devant !
Pour les hommes, se mettre torse nu relève presque de l’évidence quand ils ont trop chaud et ne pas le faire semble seulement être une question de style. Mais pour les femmes, un contexte est nécessaire. “Je ne vois pas l’intérêt de me mettre topless en concert, surtout quand on sait à quel point ça peut embêter les autres autour”, explique Chana, 29 ans. “En soutien-gorge si je meurs de chaud, pourquoi pas, mais pour moi les tenues légères, il faut que ça fasse partie des codes, comme en soirée électro”. Pourtant, comme en témoignent les recherches de Juliette Soudarin ainsi que les témoignages récoltés pour cet article, les femmes, et notamment la plus jeune génération, semblent prendre de plus en plus de plaisir à s’insérer dans le pogo et à empiéter sur un espace qui, pendant longtemps, s’est avéré être très masculin.
Déjà en 1993, le groupe Bikini Kill, pionnier du mouvement punk féministe riot grrrl distribuait un flyer — repris par la chercheuse Manon Labry en 2016 dans son travail sur la scène riot grrrls — lors de sa tournée britannique sur lequel on pouvait lire : ”Ce n’est pas cool ou “punk rock” que des gars se fracassent contre nous ou se frottent à nous pendant qu’on essaie de regarder un concert. […] J’en ai marre d’aller à des concerts où je ne me sens pas du tout la bienvenue et où je suis bannie au fond parce que je suis écœurée par le pogo ou par le harcèlement”. Alors, pour reprendre leur slogan, désormais crié sur scène par Dream Wife et d’autres artistes : “Girls to the front !”.