Pourquoi ce défilé Maison Margiela a-t-il fait fondre en larmes ses invités ?
Cap sur un moment de mode aussi déroutant qu'envoûtant, qui a laissé une mode effrénée en suspens quelques instants hors ligne...
Écrit par Téa Antonietti le
La semaine dernière, la haute couture parisienne a témoigné une fois encore du génie créatif, noble et surprenant, qui fait vibrer la capitale de la mode. Avec des défilés surréalistes sensationnels, qui accueillaient un parterre de stars pour s'asseoir au premier rang des shows, les réactions étaient au rendez-vous, les "amazing" filaient de partout, et le sur-mesure fascinait jusqu’à l’usure.
Daniel Roseberry a présenté ses chefs-d'œuvre dorés Schiaparelli parmi ceux exposés au musée des Beaux-Arts, Simone Rocha a pris ses quartiers chez Jean-Paul Gaultier le temps d'un défilé nouant leurs deux identités, puis Pierpaolo Piccioli a convié ses invités dans les salons Valentino place Vendôme pour une démonstration de volumes, couleurs et autres pièces à plumes. Enfin, jeudi 25 janvier, au soir, un des derniers défilés de cette saison forte de création créa une émotion pas encore digérée...
Une clôture Couture
Alors que la semaine de la couture offrait son chant du signe, le défilé Maison Margiela Artisanal par John Galliano bouleversa la mode jusqu’à présent en état de choc.
Avec John Galliano en directeur artistique, la haute couture est démesure
Plongés à la Belle Époque, - dont la beauté possède semble-t-il une autre définition que les standards photoshopés par une génération Y ou Z - au cœur d'un Paris "fin de siècle" connu de Victor Hugo, Honoré de Balzac et autres fidèles contemporains... 250 conviés se sont réfugiés sous le pont Alexandre III, installés sur des chaises de bistrot, les pieds entre pavés parisiens et flaques d'eau.
Le show commence... Entre l'homme Margiela
À quelques pas de la Seine, au cœur d'une atmosphère aussi sombre que bohème, dans un décor d'une fin de soirée post-débauche du 19e siècle qui sentirait presque l'absinthe, Kylie Jenner, Kim Kardashian et leur momager témoignent d'un choc des cultures délirant, propre à la haute couture. On ne sait pas à quoi s'attendre, jusqu'à ce qu'un film policier en noir et blanc aussi poétique que déroutant donne quelques indices quant à la ligne directrice du défilé.
S'élance alors Leon Dame, mannequin muse ultra convoité, à ce moment, jeune effronté qui longe le bord de Seine, tournoyant chaque pas presque difficilement, comme si son corset le serrait jusqu'à faire ressortir sa cage thoracique. Il s'avance sous les arches du pont avec un charisme magnétique, séduisant les spectateurs autour desquels il vient serpenter. Enfin pénétré dans l'ombre de ce qui était à quelques heures près une soirée dévergondée, alors que tout le monde estime que la fête est finie, la sienne ne fait que commencer.
Des silhouettes d'un autre siècle avancent
Des silhouettes burlesques s'invitent à la fête. Ce sont des cocottes provenant sûrement de Pigalle et autres environs festifs du Quartier latin. Elles offrent un déhanché inégalé, qui nous affirme un état d'ivresse de la vie, de l'alcool ou les deux, marquées d'une taille fine, si fine qu'elle séduirait Toulouse Lautrec, lui qui croquait infiniment celle de sa bien-aimée Polaire.
Hanches généreuses en parfait contraire des tailles de guêpe, les héroïnes sont théâtrales, aussi délicates que décadentes. Elles jouent les pudiques en croisant les bras, mais usent de leurs cascades de volants transparents, dévoilant un sein ou des poils pubiens, pour un effet trompe-l’œil séduisant.
La mode au service d'un autre temps
Le tulle et la gaze transparents couvrent les silhouettes féminines à la nudité subtilement apparente, sensualité accueillie par une démarche virevoltante qui nous laisse croire qu'elles sont les danseuses vaudevillesques de soirées parisiennes enflammées.
Leurs traits sont fins, comme tout droit sortis d'une lithographie, les joues sont rosées à souhait et le visage enduit de silicone les transforme en poupée de porcelaine, magnifiquement précieuses, travail prodigieux par la brillante Pat McGrath.
Une performance du charme aux larmes
Plus les silhouettes s'avancent et plus l'on rentre dans la danse bouleversante d'une époque révolue, teintée de jours sombres et de vies brisées... Une nostalgie qui n'est pas toujours très jolie à regarder. Plus qu'un visionnage, le spectateur vit cette Belle Époque aux vilains détails...
Cocottes et canailles serrées à la taille nous prennent aux tripes
Des canailles sorties tout droit des Catacombes de Paris sillonnent le sentier, les vestes retournées pour éviter la pluie - laissant apparaître les coutures étiquette signature Margiela. D'autres dandys en manteaux longs retroussent subtilement leurs étoffes pour ne pas prendre l'eau et maintiennent une pose, main sur les hanches, ou comment garder face dans l'obscurité.
Ce sont ensuite quelques vétérans de la Grande Guerre ravivés qui, les vestes décolorées par des taches d'huile, troqueraient bien leur médaille militaire contre quelques verres.
On se retrouve aussi témoins de cocottes à fleur de peau, dont la carnation de porcelaine se brise lorsque retentissent leurs peines. Les fameuses cocottes, quand elles ne sont pas gourgandines aux mœurs légères, sont à demi-mondaines et se pavanent le long de la Seine en tailleurs jupe disproportionnés. Bourrage coton pour ancrer une décadence jusque dans les dimensions.
Couche après couche, les tissus se déchirent, mais la démarche en déséquilibre se perpétue, façonnant l'attitude exubérante des mannequins, aliénés par une chorégraphie ahurissante.
Le tout dansé sur des airs d'Adele et son titre "Hometown Glory", qui vient accueillir gracieusement chaque mouvement transformé en émotion. Les paroles du refrain : "I like it in the city when the air is so thick and opac" en français : "J'aime la ville quand l'air est si épais et opaque", en rythme avec cette lettre d'amour aux bas-fonds d'un Paris la larme à l'œil.
Plus loin de MM6 et Martin Margiela... Galliano ancre son univers
Si ce défilé est qualifié comme l'un des plus beaux de la décennie, John Galliano y est pour beaucoup. 10 minutes de standing ovation offertes par le public, qui, ému aux larmes, se doit de lui rendre ça. Resté en coulisses auprès de ses mannequins acteurs d'une performance sortie de sa tête, John Gallliano fait preuve de discrétion pour ne pas rappeler celle de Martin Margiela.
Son génie, lui, n'a pas de pudeur et s'est exprimé en sortant du cadre Margiela, en s'émancipant de l'exaltation Fashion week, en oubliant les it-bag et célébrités qui font leur propre show... Mais plutôt, en livrant un défilé qui ne laissait place qu'à la créativité et au vêtement, composant une vision artistique hors du temps.
Comme l'affirme le descriptif du défilé : "Le rituel de l'habillage est une composition de soi. Avec le corps comme toile, nous construisons un extérieur qui exprime l'intérieur : une forme d'émotion. La collection Maison Margiela 2024 Artisanal dépeint les pratiques et les événements qui façonnent le caractère reflété par nos vêtements. Sous le pont Alexandre III, baigné par la lumière de la première pleine lune de l'année, le directeur de la création John Galliano capture un moment dans le temps : une promenade dans les bas-fonds de Paris, hors ligne."
Un moment de mode suspendu à voir et à revoir en images pour le graver dans les mémoires.